Mon cauchemar favori

Il fait trop froid. Il fait trop nuit. J’ai peur. Quelqu’un marche derrière moi avec des semelles souples — des souliers de collabo. Trop tard pour me délester de la valise.

 

Ça y est! La Gestapo arrive de partout. Une voiture bloque mon chemin et quatre soldats gueulent en pointant leurs mitraillettes. Derrière moi, ça hurle en allemand.

— Je n’ai rien fait! dis-je.

Mais ils ont déjà ma mallette. Un sergent l’a déposé sur l’auto pour la fouiller : des condensateurs et des lampes, trois antennes et des résistances. Il se tourne vers moi et, doucement, trop doucement, il dit :

— Voici de jolies pièces pour réparer des émetteurs-récepteurs, monsieur Villerin.

Je ne me souvenais pas que je me nommais ainsi. Dans la cellule du QG, ils m’obligent à manger mes excréments. Les deux colosses à lunettes, surtout, aiment bien me donner des coups de pied lorsque je ne mange pas assez vite. Puis ils me crachent dessus, m’arrosent au boyau pour me laver avant de m’emmener dans la salle d’interrogatoire.

— C’est pas compliqué, dit le sergent. Voici une belle feuille blanche et un stylo. Tu écris un tas de noms. Des noms et des adresses. Tu peux même garder le stylo, après, je te l’offre. Tu me dresses une jolie liste et tout ira très bien ensuite. Tu pourras refaire ta vie, une vie toute neuve, belle, propre, heureuse.

— Je ne connais personne, dis-je.

— Ça, dit le sergent, c’est la deuxième possibilité : jouer au héros. Tu peux bien essayer si tu en as envie, mais je serai moins gentil avec toi. Je vais te questionner sans cesse, mon adjoint va te brutaliser, et j’ai horreur de la violence…

Il prononce la dernière phrase d’une voix mielleuse, tout près de moi, plongeant ses yeux au fond des miens comme s’il demandait à sa fiancée de lui faire une pipe.

— La violence, c’est sale et ça prend de la quincaillerie : des bâtons, des fils électriques, des lames, des clous, des pinces. Puis il faut nettoyer tous ces outils et recommencer, sans cesse. Et c’est épuisant : je dois endurer les hurlements, les pleurs, les supplications pendant des jours et des jours. Lorsque une journée de torture finit, tu es sale, pétri de douleur, et je suis tenaillé par la mauvaise conscience. Personne n’est content. Ç’est ça que tu veux?

Je le regarde sans bouger. Il est vrai que je le pourrais difficilement. Mes mains et mes pieds sont attachés à une grosse chaise en fonte, froide comme un glacier. Sur le mur, à côté du portrait d’Adolf Hitler, je vois la photo couleur de mon père, posant près d’un ours abattu, avec son fusil de chasse dans la main droite.

C’est drôle, me dis-je, je ne savais pas qu’il y avait des photos couleurs pendant la deuxième guerre mondiale. Je reçois alors un coup atroce sur le côté de la tête et mon oreille heurte l’accoudoir de fer.

— Il faut m’écouter lorsque je parle, chuchote le sergent. C’est pas poli de ne pas écouter ses amis. Car je suis ton ami, non?

J’ai alors le vague souvenir d’avoir en effet été l’ami de cet homme, bien avant qu’il ne porte la moustache, avant même d’aller à l’école. Nous espionnons ensemble les petites jumelles derrière la bibliothèque municipale. Mais mon ami d’alors (Serge? Gontrand?) n’étais pas allemand. Il était aussi français que moi (mais depuis quand suis-je un Francais?).

Retour à la cellule. Il n’y a plus de fenêtre. Ça sent les excréments et le sang. En fait, la cellule sent l’eau de javel et c’est moi qui pue ainsi. On m’a cassé au moins 3 côtes et mon petit doigt, réduit en compote, pend de ma main droite dans un sens improbable, mou et souple comme un bout de chiffon. Il les bleu, comme mes parties génitales. J’ai vomi ma soupe aux légumes avariés, même si j’avais faim à en crever. Mes intestins sont bousillés par les chocs électriques.

Heureusement que je n’ai pas eu conscience de toutes ces tortures.

J’essaie de me souvenir comment je suis entré dans la résistance. Je suis naturellement trop lâche pour un tel comportement. Résigné et engourdi, je serais normalement bien tranquille dans mon coin, effrayé de me mouiller d’un côté comme de l’autre et me disant qu’il y a sûrement des raisons à la situation actuelle. Je laisserais aux autorités le soin de définir ce qui est bien et ce qui est mal. Bref, je m’arrangerais pour vivre dans mon coin en faisant un minimum d’effort physique et mental.

Comment suis-je donc parvenu ici? Pourquoi me suis-je mêlé de la guerre?

Ça éclate de partout. Ça pue. Ça hurle. Ça gémit. Il fait nuit et les obus éclairent sans cesse les nuages. Mes jambes s’enfoncent dans la boue jusqu’aux mollets, de la boue mêlée de sang où flotte des douilles et des morceaux de chair humaine. C’est une tranchée profonde. Je tiens mon fusil à deux mains, mon fusil inutile contre la mort qui arrive du ciel et déchiquette les corps aux hasard.

Il y a des dizaines d’autres soldats dans la même boue. La plupart sont morts, d’autres ont chié dans leurs pantalons lorsqu’un obus a déchiré le sol tout près dans un fracas d’apocalypse.

Tout ça ressemble à la Première Guerre, me dis-je. Je me suis trompé de guerre. Il faut que je retrouve la Deuxième avant de mourir! Il faut sortir d’ici!

J’escalade la boue de la tranchée pour en sortir. Mais la surface est de plus en plus loin. La boue est pleine de sang, d’ossements, d’yeux arrachés et je monte sans cesse. Les Allemands viennent d’envahir la tranchée, derrière moi, et massacrent mes compagnons la baïonnette. Il y en a deux qui courent à mes trousses, qui me rattrapent. Ils vont m’enfoncer leurs fers souillés de sang dans le dos et me transpercer les poumons. Plus je m’efforce désespérément de courir vers la surface et plus je m’enfonce dans la boue. Mes jambes refusent d’obéir. Mon corps est de plus en plus faible. Je ralentis, quasi-paralysé, et les Allemands vont me…

— Répond-moi! Répond! Qu’est-ce que tu faisais avec des morceaux d’émetteur-récepteur?

Je suis suspendu par les pieds, nu, et ce n’est pas très confortable. On a éteint quelques cigarettes sur mon torse et un soldat éborgné se prépare à poser des électrodes sur moi. J’ai l’impression que la pression sanguine va désorbiter mes yeux.

Je ne réponds pas parce que c’est plus facile ainsi. Si je parle, même si je dis n’importe quoi, il faut que je continue à parler jusqu’à ce que le sergent s’impatiente, et la torture recommence ensuite. D’une façon ou d’une autre, je dois passer à la casserole. Alors je préfère y passer sans étirer la douleur avec des dialogues inutiles, même si ça ferait de petites pauses entre les assauts physiques. De cette façon, j’ai moins le temps d’avoir peur, je finis par m’engourdir un peu et je m’évanouis plus vite.

— Descendez-le, fait le sergent.

Pendant un instant, je les regarde faire comme si j’étais au cinéma, comme si je regardais un vieux film de guerre en noir en blanc. Je suis un personnage à l’écran, interprété par Jean Gabin. Les soldats décrochent le corps (le mien) et en profitent pour le bourrer de coups de pieds afin de se dégourdir les jambes. Puis ils le placent sur une drôle de chaise en bois. Une chaise avec des accoudoirs sculptés où les poignets sont vite écrasés par des anneaux de fer rouillé.

C’est l’heure de la manucure à la mode du IIIe Reich.

Pour faire le travail, ils utilisent de belles pinces chromées, un petit bijou digne du génie technique de l’Allemagne industrielle. Celui qui tient les pinces s’est déjà assis sur un tabouret, face à moi, et il est visiblement impatient de faire son travail.

— Nous y voici, dit le sergent. Tu as le choix entre une souffrance indescriptible, atroce, ou un gentil petit dialogue. Tu as juste à me donner un nom, pour aujourd’hui. Un petit nom, et je te laisse tranquille pour la journée.

Je ne dis rien.

— Qu’est-ce que c’est, un nom? C’est seulement un petit son, lorsqu’on y pense. Tu n’as qu’à ouvrir la bouche et faire deux ou trois sons. C’est simple. C’est facile. Ça va régler tous nos problèmes, les miens comme les tiens.

Il attend quelques secondes. L’image est parfois en couleur et parfois en noir et blanc. Je sais trop bien qu’ils suffirait de donner un nom pour que tous les autres suivent. Ça serait l’hécatombe. D’autres personnes se feraient torturer, elles mourraient tous plus ou moins vite, plus ou moins amputés, une partie d’entre elles parleraient et la liste s’allongerait encore pendant que les corps meurtris s’empileraient dans les fosses.

Le plus drôle, c’est que je pourrais très bien vivre avec ça. La mauvaise conscience ne me tuerait pas, je me sentirais au contraire en parfaite harmonie avec ma personnalité de victime hypocrite, de lâche et de perdant. Mon aversion envers le genre humain trouverait un débouché naturel dans cette hécatombe provoquée par ma dénonciation. Le rôle de crapule et de traître m’irait comme un gant. Je crois même que j’en tirerais un certain bonheur.

— C’est ta dernière chance, dit le sergent. Je te donne dis secondes.

Le soldat s’approche et je note que les pinces ressemblent maintenant à mon père. Comment un tel outil peut-il ressembler à mon père?

Je vais souffrir. Je vais agoniser pendant des siècles. Ils vont m’arracher des morceaux, des morceaux de moi, et je vais crier, gémir, pleurer. Je vais me ratatiner dans la douleur et chaque seconde sera interminablement interminable. Ce sera insupportable.

Il n’y a que deux issues :

1- parler;

2- me réveiller.

Et si je me réveillais. Où me réveillerais-je? Que serais ma vie? Qui serais-je?

Un souvenir flou, lointain, affleure à ma conscience, le souvenir d’une autre vie n’ayant rien à voir avec la Seconde Guerre Mondiale.

Les pinces sont redevenues de simples pinces de métal. Le soldat est un simple soldat, impatient de finir sa journée, et je n’aurais qu’à faire un petit son, un geste de rien, pour enfin tout arrêter.

Je n’aurais qu’à le vouloir.

Je fais une sorte de sourire au soldat. C’est à dire que j’ouvre la bouche et on peut y voir, dans les trois ou quatre dents qui restent et les gencives sanguinolentes, une grimace d’encouragement. Fais ton travail, mon gars, et fais-le bien!