Pétoncles

Finie la masturbation! Plus le droit de me toucher. Ma main droite devait se tenir à au moins 5 centimètres de ma queue, sous peine d’auto-punition. Même en érection, même obsédé, je ne pouvais plus d’adonner à on sport préféré.Je décrétai la chose un mardi soir, suite à de savants calculs établissant que je n’avais pas fait l’amour depuis plus de cinq ans et demie.

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5 ans et demi…Ça représentait des milliers de séances de masturbation, des milliards de mouvements de poignets, des litres de semence dispersés dans des kleenex. et beaucoup beaucoup de solitude. Comment pouvais-je y remédier? Je méditai la question sous toutes ses coutures. De toute évidence, je n’osais approcher les femmes et, de surcroît, ne représentais pas exactement l’homme idéal. Mais n’existait-il pas une femme de ma trempe (celle des lavettes)? J’avais peur des femmes, oui, mais peut-être manquais-je aussi de motivation? D’où l’idée de cesser les branlettes.

C’est ainsi que, trois semaines plus tard, je me retrouvai dans un souper pour célibataires, en banlieue, dans un buffet chinois. Dans le journal, une petite annonce avait retenue mon regard de branleur frustré : Soirée pour célibataires. Venez rencontrer des personnes de sexe opposé dans une ambiance chaleureuse. Souper au buffet Joe Wong, suivi d’activités facilitant les échanges. Était-ce la tension psychique incontrôlée? J’avais perçu une touche d’érotisme dans cette annonce, l’«ambiance chaleureuse» me suggérait des rêveries orgiaques peuplées de seins appétissants à la saveur chinoise.

L’autobus me déposa devant Extermination Henri. Dans la vitrine de l’exterminateur, des parasites en néons multicolores semblaient se poursuivre les uns les autres : l’araignée voulait manger le rat, qui pourchassait le cancrelat, lequel était cerné par des fourmis plus grosses que le rat. Des voitures passaient à toute vitesse sur le boulevard large comme un aéroport. En tous points de l’horizon, je ne vis que des autos et des commerces de taille démesurée : concessionnaires d’autos, quincailleries éléphantesques, restaurants, magasins-entrepôts. Je distinguai enfin le Joe Wong dans la forêt des affiches lumineuses. Quelques idéogrammes pseudo-chinois, sur le panneau taché par des crottes de mouettes, suggéraient une vague parenté avec la patrie de Lao Tseu. Saisi de panique, je pensai qu’il faudrait mieux rentrer dans mon taudis et me masturber devant les reprises de Dallas. Mais un je-ne-sais-quoi prit possession de mes jambes et je me dirigeai comme un somnambule vers le restaurant-usine.

Dans le vestibule, je fut aussitôt coincé entre un troupeau d’obèses arrivé avant moi et trois mastodonte qui, derrière, bloquaient toute possibilité de retraite. Ça sentait le gras bouilli et le sucre frit, odeurs mêlés à des relents vaguement animaux non identifiables. Observant les poissons à demi-morts qui flottaient dans l’énorme aquarium sale, je commençai à plonger dans une douce léthargie lorsque les obèses qui me précédaient avancèrent vers le lointain, dégageant un paysage à couper le souffle. À perte de vue, des gros et des grosses marchaient entre les tables, chargés d’assiettes débordantes de victuailles fumantes. Aux tables, ça mangeait à tout allure. Les mammouth n’en finissaient plus de s’asseoir, de se lever, de manger, de ramener des assiettes et de manger encore.

– Oui? fit l’hôtesse que, dans le paysage, je n’avais pas distingué. Puis elle me détailla et devina : C’est pour la soirée des célibataires?… Suivez-moi.

Plus moyen de reculer. L’hôtesse menue se faufila entre les masses adipeuses jusqu’au fond du restaurant, un demi-kilomètre plus loin, où une section fermée par un garde-fou comportait, à l’entrée, une affiche en forme de cœur rose. Un petit chauve efféminé se précipita à ma rencontre et me dit, d’une voix de fausset :

– Bienvenue, monsieur. Bienvenue à notre soirée. Je vous souhaite d’y rencontre l’Amour. L’Amour! Ça sera $25, plus les frais administratifs de $12.

I l compta l’argent de ses doigts gluants de sauce à côtes levées, puis m’indiqua une table à côté d’un palmier artificiel.

– Bonne chance.

Je saluai les trois hommes assis à ma table : un petit fluet aux cheveux gras, un être entre deux âges aux traits incroyablement disgracieux et un moustachu qui parlait sans cesse. Toutes les autres tables comportaient au moins une ou deux femmes, et il avait fallu que je me retrouve à la seule qui soit exclusivement masculine.

Je dus serrer les mains collantes de mes voisins et faire semblant d’écouter leurs présentations. Le moustachu parlait de sa dernière conquête.

– …elle était rousse d’en bas, aussi, ha ha…

Les deux autres feignaient de l’écouter. Je pouvais donc filer au buffet sans gêne. En cueillant divers morceaux de viande, qui flottaient dans des sauces multicolores, je détaillai les femmes avec lesquelles je pouvais avoir la moindre chance. J’éliminai rapidement les (3) belles femmes, celles qui avaient l’air distinguées (au nombre de 4), la blonde aux longs cils (presque jolie), la blonde aux belles jambes, la brune aux gros seins (cernée par cinq rapaces) et les deux autres femmes de moins de 35 ans, au physique ordinaire. La situation était trop claire : pour avoir la moindre chance, je devais me rabattre sur les moches, voire les grosses moches, de plus de 40 ans. Heureusement, mes pronostics n’étaient pas désespérés puisque je comptai 12 candidates correspondant au profil. Je remarquai entre autres une bigleuse à la peau grasse, au corps en forme de borne fontaine et au visage carrément ingrat, à laquelle personne ne semblait daigner s’adresser. Peut-être avais-je une toute petite chance de me soulager. Peut-être pouvait-elle remplacer enfin ma main droite. Je remarquai une canne, posée à côté de sa chaise, et sentis aussitôt grimper mes pronostics. Une handicapée! Du coup, tout en remuant les saucisses baignant dans un bouillon sucré, je sentis dans mes pantalons un début de virilité.

Mais quelle stratégie pouvais-je adopter? Comment pouvais-je ramener la grosse moche dans mon lit? Je retournai à ma table de perdants pour attaquer la viande trop grasse en méditant la question. Le moustachu parlait d’autos : carburateur, piston, arbre à came et cheveux-moteurs. Il alignait un tas de chiffres pour épater la galerie tandis que je tentais de calculer mes probabilités de succès. Chances que j’aie le cran d’aborder la grosse moche: 15% Chances que je la dégoûte pas : 25% (si elle est aussi désespérée qu’elle le semble)15% X 25% = 3.75% de chance de la substituer à mes kleenex habituels. Au moment où j’achevai la multiplication, je jus d’une saucisse dans laquelle je venais de piquer une fourchette gicla sur ma chemise pour la tacher de brun jusqu’à la fin des siècles. Dès lors, je vis fondre mes probabilités comme du beurre…

– Mesdames et messieurs, c’est maintenant l’heure des jeux! fit le petit efféminé. Nous allons vous distribuer des numéros et chacun de vous devra d’abord trouver la personne de l’autre sexe ayant le même numéro. Ensuite, vous avez cinq minutes pour composer un poème d’amour. Ceux qui présenteront le plus beau poème gagneront une bouteille de mousseux. Bien entendu, le couple gagnant pourra consommer la bouteille où il voudra. Hi, hi…

Il circula entre les tables et nous donna des bouts de carton. J’eus droit au numéro 13. Tous se levèrent en même temps et, dans la mêlée, je croisai la moche qui me jeta un regard inexpressif. Elle marchait difficilement avec sa canne et semblait se demander ce qu’elle faisait là.

– Ah, fit d’un ton ostensiblement découragé la jolie blonde aux seins surélevés, c’est toi qui as le 13.

Elle m’entraîna dans un coin et, s’asseyant, me regarda en se demandant ce qu’elle avait pu faire de mal en ce bas monde pour me mériter. Puis elle prit le parti de m’ignorer et se regarda les autres tables, à la recherche d’une meilleure marchandise.

– On écrit le poème? avançai-je d’une voix hésitante.

– Fais-le, dit elle. Il faut que je passe un coup de fil.

Je saisis la feuille de papier quadrillé qu’on nous avait donné et traçai, en lettres tremblantes : 

L’amour

Puis tombai illico en panne d’inspiration. Que pouvais-je ajouter sur le sujet? Je cherchai un mot qui rimait, se terminant en «our», hésitant entre «velours» et «contour», lorsque la blonde, ayant composé un numéro sur son téléphone portable, expliqua à sa copine sa situation :

– … oui, c’est ça, une sorte de jeu où on est jumelé… Non, vraiment pas… Pire que ça, bien pire (elle me regardait sans gêne apparente, croyant sans doute que je ne devinais pas le sens de son propos)… Tu te souviens de Robert, le cousin de Marie? Alors, imagine quelque chose du genre, mais pire… C’est ça! Exactement…

Nous fumes distraits quelques instants par les ambulanciers venus chercher un obèse, tombé raide mort au milieu du restaurant. Bien qu’ils fussent colosses, les techniciens eurent de la difficulté à transposer la victime sur la civière. Trop de masses adipeuses débordaient de toute part, de sorte que la chose molle n’offrait aucune prise viable, et le cadavre échappa deux fois, mollement, aux mains des ambulanciers, avant que ceux-ci se décident à le faire rouler dans une nappe afin de le soulever. Entre-temps, une rumeur circula concernant des pétoncles empoisonnés, et des clients se précipitèrent aux toilettes, saisis de panique, pour se faire vomir.

– Allez, allez! fit l’efféminé. Vous avez reçu des nouveaux numéros. Vous pouvez maintenant nous donner vos poèmes et aller chercher vos nouveaux partenaires.

J’allai porter ma feuille quadrillé comportant un «poème» d’une ligne :

L’amour toujours

Puis je me promenai avec mon bout de carton. Il me sembla croiser au moins 3 fois chacune des femmes présentes et aucun n’avait pourtant le 8. Puis, distrait par l’arrivée de nouveaux ambulanciers venus porter secours à une grosse quinquagénaire qui s’était étouffée avec un os de poulet, tombée en état semi-comateux, je pilai sur une chose molle et entendis une sorte de son guttural à ma droite.–

Aïe!! disait la moche.

– S’cusez! dis-je, et je vis alors son carton. Vous avez le 8? Moi aussi!

Elle me regarda sans comprendre, puis une sorte d’étincelle d’intelligence traversa son regard vide et elle fit un sourire crispé. En la suivant jusqu’à sa table, je notai qu’elle boitait maintenant des deux pieds, grâce à moi. Mais au lieu d’équilibrer l’ensemble par une nouvelle symétrie, mon intervention avait davantage balancé sa démarche. L’animateur reprit la parole.

– Le nouveau jeu consiste à trouver deux prénoms, un prénom de garçon et un prénom de fille, qui seraient ceux de vos futurs enfants. Vous devez vous entendre parfaitement. Ceux qui proposeront ;les plus beaux prénoms gagneront un certificat-cadeau d’une valeur de $15 pour leur prochain repas au buffet Joe Wong.

La moche fixait ma tache de graisse d’un œil morne.

– Je me suis taché par accident, dis-je.

Elle me regarda sans comprendre.

–Là, dis-je en montrant la tache. C’est une tache. Tout à l’heure, du gras a giclé d’une saucisse et c’est comme ça que je me suis taché. Elle me fixa une seconde, regarda à nouveau la tache, puis je vis la compréhension apparaître lentement sur son visage. J’attendis la suite. Elle se contenta de regarder la tache dans mot dire. Je remarquai alors qu’une tache de naissance couvrait une partie de sa tempe.Tache contre tache, nous étions donc en était d’équilibre presque partait.

– As-tu des suggestions? fis-je.

– De quoi? elle me regardait comme si je venais de lui dire la chose la plus ésotérique qu’on puisse imaginer.

– Des suggestions de prénoms? Des prénoms de garçon et de fille qui te plairaient?

– Des prénoms? Pourquoi faire?

– C’est le jeu… Tu n’as pas entendu?

– …Ah! Ah oui!… C’est vrai, le jeu…

Elle fixa derechef ma tache sans dire mot. J’attendis une bonne demi-minute, pendant laquelle elle se cantonna dans une immobilité consternante, qui suggérait une absence d’initiative hors du commun. Peut-être même ne pensait-elle à rien, absolument rien, comme les grenouilles qui restent des heures immobiles au bord de l’étang.

– Annie et Jérôme, dis-je, ça te va?

– Quoi?

– Annie et Jérôme? Pour le jeu, les deux prénoms qu’il faut proposer… C’est correct pour toi, Annie et Jérôme?

– Ah! fit-elle.

Dès lors, quelque chose d’inouï se produisit en moi. Une sorte de possession démoniaque. L’esprit de Casanova, sans doute, venait de plonger en moi et je me sentis capable de tout.

– Tu es très jolie, dis-je.Ceci dit sans rire, sans grimacer, comme si c’était vrai.

– Tu es très jolie. J’aimerais bien t’inviter à prendre le café chez moi, si tu veux.

– Ah! fit-elle encore.

Bingo! Ça y était! Je n’avais plus qu’à la ramener dans mon lit pour la baiser jusqu’à plus soif. J’imaginai le tout dans une précision hallucinatoire : ses seins pendants comme des ballons dégonflés, ses aisselles évoquant le poisson frit, son haleine, les baisers sans conviction, ses énormes fesses informes, pleines de bosses, et moi qui me ferait aller en elle, mon pénis allant et venant dans l’anfractuosité de cette chose sans intelligence et sans charme.Terriblement excité, je sentais qu’il suffirait d’un rien pour atteindre l’orgasme, là, devant la moche qui regardait ma tache d’un œil mort.Le fantôme de Casanova me rendit alors à demi-fou, et je me surpris à prendre la main de la moche en disant :

– Suis-moi, ma belle.

Elle claudiqua tant bien que mal à mes côtés jusqu’aux toilettes des hommes. Une chèvre bien gentille se serait laissé mené au pré avec la même docilité.Le moustachu qui vérifiait l’état de sa chevelure raréfié devant le miroir des lavabos nous regarda passer, bouche bée. La porte d’un cabinet s’ouvrit et l’animateur efféminé sortit en ajustant sa ceinture, poursuivi d’une odeur indescriptible. J’entrai aussitôt en tirant ma proie. Celle-ci me regardait avec une lueur d’inquiétude. Je verrouillai la porte.

– Tu aimes les pétoncles? dis-je.

– Quoi?

– Les pétoncles? Tu les aimes? Tu veux toucher à mes pétoncles?

Je pris sa main potelée et la glissai dans mes pantalons. Je malaxai un de ses seins pendant que de l’autre main, je guidai ses doigts boudinés.

– Dis le mot «pétoncle», murmurai-je. Dis «pétoncle»! Dis-le!

– Pétoncle, dit-elle.

– Encore! Encore une fois!

– Pétoncle, pétoncle, pétoncle.

Mes pétoncles se soulagèrent alors dans une telle fureur que j’eus la certitude, l’espace d’un instant, que les ambulanciers allaient revenir pour mon propre cadavre.

– C’est pour les enfants? demanda la moche.Je pris un bon vingt secondes à revenir sur terre. Venait-elle de dire quelque chose? De sa propre initiative? De quoi parlait-elle? Qui étais-je?

– Comment?

– Pétoncle, c’est le prénom de nos enfants?– Oui, dis-je. Ils se nommeront Pétoncle et Pétoncle.

C’est ainsi que je gagnai, par défaut de participation, le certificat-cadeau d’une valeur de $15.