Je me meurs
Le Martien, furieux, s’arrache trois yeux (sur huit) et les jette à la figure de l’infirmière. L’écume aux lèvres (bleues), il hurle qu’il va faire un saccage si on ne lui injecte pas illico une dose de morphine. Deux hommes (de Néanderthal) approchent: les gardiens. Avec force grognements, ils saisissent le Martien subitement affolé et l’emmènent dans une autre pièce. Pendant quelques secondes, son hurlement inhumain traverse les minces cloisons jusqu’à nous, puis s’interrompt dans une sorte d’étranglement.

L’infirmière remet en place les formulaires et les fiches sur le comptoir des admissions. Son regard glacial balaie un instant la salle d’attente surpeuplée de patients qui portent encore, pour la plupart, leurs costumes d’Halloween. De toute évidence, elle déteste les malades, les blessés, les vieux, les pauvres et les mourants. Surtout les mourants, qu’elle a toujours envie d=achever elle-même. Geignards et pleurnichards, ils croient que leur petite agonie est au centre du monde. Ils voudraient qu’on écoute religieusement leurs dernières paroles comme dans les films hollywoodiens, eux qui n’en finissent pas de mourir. Ils s’évertuent immanquablement à susciter la pitié, faisant tout ce qu’ils peuvent pour ébranler ceux qui leurs survivent, comme pour se venger. Des emmerdeurs de premier ordre.
Je me trompe peut-être. Il est possible que l’infirmière aime les moribonds et qu’elle ait souvent envie de sacrifier sa propre vie pour leur éviter le trépas. Malgré son air cruel, ses répliques impitoyables et ses yeux assassins, rien ne prouve qu’elle n’est pas la Mère Thérésa du village plutôt qu’un ange de la mort. J’ai sans doute trop d’imagination. Il faut dire que, étant moi-même mourant, je deviens quelque peu paranoïaque.
J’avoue cependant n’avoir pas l’air très mourant. Je ne suis qu’un peu blême, et encore, c’est à cause du fond de teint complétant mon déguisement de mort-vivant. Seule cette douleur sourde, au cœur, me dit que la fin approche. C’est aujourd’hui le dernier chapitre de ma vie inutile sans queue ni tête. Enfin, je dis chapitre sans prétentions, comme ça, par stéréotypie irréfléchie, puisque personne n’irait écrire un tel torchon. Aucun imbécile, non plus, ne regrettera la punaise que j’ai été, et c’est tant mieux.
Je réchauffe ma chaise de plastique depuis deux heures. En arrivant, j’ai dit à l’infirmière que j’avais un infarctus. Elle a haussé les épaules, s’est gratté le nez et m’a indiqué la salle d’attente où s’entassent, entre autres, trois sorcières, deux légionnaires romains, cinq duchesses, un pompier, trois licornes (dont une licorne zébrée!), huit travestis et une multitudes de vieillards parmi lesquels se trouvent autant de vieillard d’Halloween que de vieillards ordinaires. *Dans cinq heures environ+, m’a-t-elle dit, comme si elle connaissait d’avance l’heure de ma mort. Lorsque j’ai compris de quoi elle parlait, j’ai eu la certitude que je serais terrassé au milieu de ces quidams anxieux qui croiront que je fais une blague. Un mort-vivant qui meurt, ça ne fait pas vraisemblable. Et pourtant je me meurs, comme on dit dans les tragédies, je crève lentement sur une chaise de plastique et ça me fait tout drôle.
Je laisse derrière moi de nombreuses dettes dont héritera mon père S tant pis pour lui, il n’avait qu’à ne pas me semer dans la terre maternelle. Sa fortune lui permettrait de satisfaire les doigts dans le nez mes nombreux et féroces créanciers, mais il est suffisamment impoli pour refuser la succession et laisser l’État m’enterrer dans une fosse commune, le corps replié dans un cercueil bon marché empilé sur d’autres bières bon marché. Ce sera une autre façon de me renier et de rayer de sa vie la tache gluante que j’ai été dans sa carrière exemplaire. Remarquez que je ne m’en plaindrai pas, d’abord parce que je serai mort, donc muet et bien incapable de différencier un cercueil d’un autre, mais aussi parce que, d’avance, j’imagine des funérailles luxueuses avec beaucoup d’embarras. Je me figure des messieurs-dames dans leurs costumes noirs et très chics, sous la pluie, feignant l’émotion autour de la fosse, et je voudrais déjà m’excuser de déranger l’ordre de leur agenda pour si peu. J’anticipe le cercueil verni couvert d’arabesques dorées, et je pense à tous les objets pratiques S chaises ou crayons à mine S auxquels ce bois gaspillé aurait pu servir. Je me sens presque inconfortable dans un tel luxe, comme si onchangeait mes jeans et t-shirt en tuxedo.
Parfois, un infirmier (déguisé en croque-mort) ou un médecin (travesti en mécanicien) traverse la salle d’un pas pressé et disparaît. Tout à l’heure, le médecin qui réconfortait la dame (déguisée en… dame), avant qu’elle ne meure, n’était qu’un mécanicien costumé qui attendait (et attends toujours deux heures plus tard) de se faire extraire un levier de transmission fiché dans son abdomen. On tue le temps comme on peut. Moi, j’essaie de résumer ma vie, de cueillir mes plus beaux souvenirs afin de les regarder comme un beau bouquet avant que n’arrive le générique. Mais la récolte est décevante: un lointain sandwich aux tomates trop poivré, des jeux d’enfance sous la pluie froide, le baiser d’une blonde maniaco-dépressive, de la friture sur un microsillon d’Elvis Presley, une partie de billard en 1985 et la mélodie d’une publicité de sacs à ordure.
Un sac à ordure! Voilà le cercueil idéal. Pas de cérémonie, pas de décorations, pas de dépenses superflues, pas de procession: mon dernier voyage se ferait discrètement dans un camion de vidange parfaitement adapté à ma valeur S la valeur de ma vie comme celle de ma dépouille (à moins qu’on daigne me transformer en viande à chien…). Je me décomposerais lentement parmi les cadavres de téléviseurs, les os de poulet, les boîtes à pizza, les crottes de chats et les mégots de cigarettes. Peut-être qu’une mouette me jugerait digne d’un petit repas, auquel cas je servirais à perpétuer la vie, je jouerais enfin un rôle dans le cosmos S et il y aurait un peu de moi dans cette fiente séchée sur une voiture sport stationnée en banlieue…
Ça y est, je meurs. Mon cœur flanche. Je suis en nage. Déjà, je me sens refroidir. J’ai peur. J’ai mal. Je meurs, je meurs, j’ai peur, je meurs, je meurs je meurs je meurs… (ça s’en vient!)… je meurs et je remeurs encore… Ma pompe est bloquée le sang ne circule plus et la machine va se figer d’une seconde à l’autre, ça y est, non je ne veux pas mourir je ne veux pas non non non non non non non… Il fait tout noir je suis aveugle c’est la nuit c’est la fin je suis mort.
Je suis mort.
Quelque chose cloche, pourtant. On dirait que je ne suis pas complètement mort. Comment pourrais-je dire *je suis mort+, si c’était vrai? Suis-je ressuscité? Suis-je dans l’au-delà? Dans ce cas, je serais une âme immortelle! Non! Je ne veux pas être un pur esprit de chômeur immortel, même saint, même bienheureux, jusqu’à la fin des temps! Une vie, c’était déjà beaucoup trop long. Je veux mourir pour vrai! Ou pas du tout.
Mon enfer prend fin alors que j’ouvre les yeux. Chaque chose à repris sa place normale. Moi, entre autres. Je suis redevenu un mort-vivant banal parmi des monstres ordinaires. Mon agonie momentanée n’était qu’une petite pratique. Un présage. Une sorte de bande-annonce de l’au-delà. Ici-bas, à l’urgence, rien n’a changé. Chacun attend son heure. Les malades veulent vite en finir avec la maladie, les blessés sont pressés d’en finir avec leurs blessures. Seul les mourants sont moins pressés, d’où le terme *patient+. Pas moyen d’en finir avec la mort. Quand on commence à mourir, croyez-moi, ça n’en finit plus.
À force de mourir, on dirait que je me sens un peu plus vivant. Je perçois les odeurs (médicamenteuses et morbides) avec plus d’acuité, et j’ai soudain des projets grandioses ( jouer de l’orgue de Barbarie). Je regarde les autres patients et j’ai un tas de pensées hilarantes (comme cette envie comique de faire un croc-en-jambe au mécanicien empalé). Je profite de l’instant présent et, au seuil de la mort, je suis presque heureux d’exister. C’est un cliché, je sais. J’ai peut-être trop regardé la télévision et je me prends sans doute pour un personnage. Mais la mort non plus n’est pas très originale, mourir est un geste idiot qui donne au moins le droit de se comporter comme un personnage de téléroman-savon. Le héros jette un dernier regard lucide et attristé autour de lui (ajouter ici un orchestre à cordes jouant un morceau déchirant en mineur) avant de partir S et de se réincarner en un despote intergalactique dans une télésérie de science-fiction, à l’autre canal.
Même si je me répète sans cesse que je me meurs, il y a une partie de moi qui demeure incrédule. Qui me croit incapable de mourir pour vrai. Qui me regarde avec un sourire sardonique, méprisant, et se dit que je joue une mascarade infiniment pitoyable. La vermine, dit-elle, c’est comme les roches, ça ne meurt pas. Peut-être que je croirais à ma mort si quelqu’un m’accompagnait et me disait, le visage en larmes, *ne meurs pas, s’il te plaît! Reste avec moi!+. J’aurais l’impression de partir vraiment, de faire de ma mort une action positive. De mériter ma mort, en somme. Je sais bien que je n’ai pas mérité grand chose, dans ma vie, mais j’aimerais tout de même faire un petit peu pitié avant le point final. Sentir que j’ai existé, ne serait-ce qu’une minute. Mais qui pourrais-je appeler?
À ma grande surprise, c’est quelqu’un qui m’appelle. Une infirmière costaude comme un gorille qui, au premier coup d’œil, a visiblement décidé que j’étais un importun. Je la suis le long du couloir en expliquant d’une voix de fausset comment je suis en train de mourir. Elle ne répond rien et marche très vite comme si elle fuyait un colporteur.
Nous arrivons dans un réduit beige où, spontanément, je m’allonge sur la civière et ferme les yeux comme si j’étais déjà à la morgue. J’ai presque envie d’écrire moi-même mon nom sur l’étiquette qu’on attachera à mon gros orteil. *Je meurs+, dis-je, et l’infirmière confirme mon affirmation: *oui oui, bien sûr. Enlevez votre chemise et attendez quelques minutes avant de mourir, le médecin va venir bientôt+. Trop tard, ai-je envie de dire, mais je sens que ça ne serait pas très crédible que je le dise moi-même. Un barbu, coiffé d’un casque de pompier, fait irruption et colle un stéthoscope sur ma poitrine, puis dans mon dos, puis me fait dire *aaaaaaahh+ et prend ma pression, puis me dit d’entrer chez moi puisque je n’ai rien. Je relève l’insulte: *Écoutez, je suis bien placé pour vous dire que je meurs, puisque je suis mourant. Vous me prenez pour un imbécile ou quoi? Vous voulez que je crève comme ça, sans soins, dans une ruelle? Comme un rat?+. *Mais non, mais non, c’est juste un peu d’angoisse. Entrez chez vous et buvez une bonne tisane+. La colère monte. Je dis gravement: *chez moi, maintenant, c’est de l’autre côté de la vie+. Il détaille mon costume couvert de terre et, comprenant que je suis déguisé en mort-vivant, éclate d’un rire tonitruant et disparaît dans le couloir sans cesser de rire.
Je braille: *Je meurs! Je meurs! Au secours! Je meurs!+. Mais personne ne répond ni ne viens. Il me semble même entendre un rire lointain. Pour me venger et les faire tous sentir coupable, je décide d’en finir sur-le-champ. Je me concentre très fort et j’appelle la mort. Mais c’est une brute impitoyable, elle aussi. Elle se fait attendre, la vache, comme si elle ne voulait pas de moi. Comme si elle était la reine de l’univers.