La bonne action

Je suis un chômeur, les chômeurs sont toujours en vacances, donc je suis en vacances. Mon balcon offre une perspective somptueuse sur la vie de la ruelle: le soleil miroite sur les feuilles de l’érable argenté dans la cour du voisin; des chats reniflent les sacs d’ordures; des avions parcourent le ciel, chargés de touristes allant vers des contrées exotiques tandis qu’ici-bas, parfois, un chômeur passe à vélo à la recherche de bouteilles vides dans l’espoir d’en acheter une pleine. Des vacances perpétuelles: ma vie est sans doute une période de repos entre deux vies de labeur et de souffrance. Le défi consiste à savoir jouir de cette longue plage de liberté. Ce qui est plus difficile qu’on le pense.

Quelquefois, pour chasser ma mauvaise conscience, j’essaie de me convaincre que je représente un maillon essentiel de la société de consommation. Je me dis qu’il faut des gens de mon espèce pour consommer les surplus d’aliments, d’électricité et de papier hygiénique produits dans les usines. Les honnêtes travailleurs, s’ils ne veulent pas être «remerciés» pour cause de surproductivité, ont besoin de mes précieux services. J’arrive au magasin, muni d’un chèque dont les fonds ont été prélevés sur leur salaire, et je dépense. Je ne fait que ça, dépenser; c’est en quelque sorte mon travail: je sers à contrebalancer la surcapacité de production industrielle.

Par exemple, tout à l’heure, je pourrais acheter une tranche de biftèque pour un barbecue solitaire sur mon balcon. Je participerais ainsi au maintien de la demande de bœuf garantissant le prix de la viande ainsi que le profit — donc la source de revenus — des honnêtes travailleurs transportant celle-ci de l’abattoir à ma bouche. Du même coup, j’encouragerais le travail du bœuf, qui consiste à ruminer le blé surabondant afin de maintenir un équilibre profitable dans le marché mondial des céréales. Le même bœuf transforme ainsi l’excédent agricole en graisse animale qui, devenue embonpoint humain, fournira bientôt du travail aux fabricants de machines à exercice — lesquels pourront à leur tour acheter du biftèque et encourager ainsi les ruminants, les cultivateurs de céréales, les vétérinaires, les réparateurs de moissonneuse-batteuse, les médecins, les croques-morts, les bouchers et caetera.

En d’autres termes, si je meurs, c’est toute l’économie mondiale qui chavire.

Je suis trop philosophe, aujourd’hui. Je perds mon précieux temps de vacances dont il faudrait mieux profiter. Je pourrais aller au musée (je ne vais pas m’enfermer par une si belle journée), à la piscine (trop sale), au centre commercial (trop climatisé et je n’ai plus d’argent), au bord de la rivière (qui sent le poisson pas frais), ou au palais de justice pour observer un procès criminel (mais il n’y a pas de cause morbide aujourd’hui). Je pourrais aller voir un classique à la cinémathèque (ils ont des tarifs spéciaux pour les moins-que-riens: enfants, étudiants, vieillards et chômeurs). Pourquoi suis-je incapable de me décider? Serais-je devenu paresseux à force de fainéantise appliquée? Ou serait-ce à cause de mon grand-père que j’ai si peur de sortir?

Hier, je me sentais terriblement seul. Je pleurais seul devant ma tasse de café. Je me parlais seul. Je pensais à ma vie gâchée, seul dans ma solitude solitaire. J’ai épluché rapidement la liste de mes deux amis et de mes cinq ex-amis: tous travaillaient, avaient une famille ou ne pouvaient perdre avec moi un temps précieux qu’ils devaient investir dans des projets profitables. J’ai enfoui ma tête sous l’oreiller, où j’ai eu une révélation: j’ai pensé à mon grand-père qui attend la mort dans un mouroir de luxe.

C’est un immeuble de quatorze étages situé aux limites de la banlieue. Quelquefois, un petit vieux avide de liberté décide de s’enfuir et de refaire sa vie ailleurs. On le retrouve quelques semaines plus tard dans le fossé, au bord des champs de maïs, tout ratatiné. On accueille alors dans l’immeuble beige un nouveau vieillard dont le nom figure sur la liste d’attente depuis deux ou trois ans. Et la chaise musicale recommence.

J’ai emprunté successivement trois autobus avant de parvenir à l’immeuble. Après un appel de vérification, les gardiens m’ont escorté dans l’ascenseur, puis le long de cinq ou six corridors interminables. Enfin, je suis entré dans une petite chambre froide où m’attendait un vieillard que j’ai eu de la difficulté à reconnaître.

Après quelques politesses d’usages et force raclements de gorges, nous nous sommes assis sur le matelas trop mou. Grand-père m’a parlé des repas qu’on lui servait, de la météo, du Premier ministre et de ses émissions de télé préférées. Il m’a ensuite montré ses passe-temps: une pile ahurissante de mots croisés, de mots-mystères, de mots-cachés et de mots perdus. Puis nous avons fixé le mur blanc pendant très longtemps, sans dire un mot.

«Et toi?», m’a-t-il demandé. «Que fais-tu?». Je lui ai parlé de mes randonnées, de mes lectures, de mes peurs, de mes réflexions métaphysiques, de mes tourments de chômeur. «Tu ne travaille pas? a-t-il dit. Pourquoi tu ne travailles pas?». Je n’ai rien trouvé de plus intelligent à répondre que: «toi non plus, grand-père, tu ne travailles pas». Il s’est mis à hurler aussitôt, rouge de colère, gesticulant à s’en déboîter les épaules: «J’ai travaillé toute ma vie, moi! Je n’étais pas un paresseux! J’ai sué à l’ouvrage pendant quarante-cinq ans! Je suis à la retraite et je le mérite, moi! Maudit lâche! Espèce de parasite!»

Je suis rentré à mon appartement. Henri, mon rat, y mangeait un reste de ragoût. Même s’il est d’origine sauvage — il est né dans les égouts comme bon nombre de ses congénères — Henri est un rat domestique depuis que je l’ai adopté. Je le laisse manger tout ce qui traîne dans mon appartement et, en échange, il se laisse caresser la nuque. Je l’ai observé grignoter une croûte de pizza en me disant qu’il n’était que le parasite d’un parasite. Je pensai ensuite aux puces qui, sans doute, infestent sa fourrure. Je me demandai ensuite si les puces avaient leurs propres parasites, bactéries, virus ou vampires unicellulaires. Des parasites de parasites de parasites de parasites. Et cætera.

Du balcon, j’observe le vieux voisin qui inspecte ses tomates. Celui-ci me crie quelque chose concernant la météo. Depuis que j’ai écouté ses récits de guerre, je suis son ami éternel. Lui, plutôt que de manger du biftèque, abattait du Japonais. De bombardement en bombardement, il participait intensément à un régime économique qui différait assez peu, somme toute, de l’actuel. Il consumait la surpopulation humaine comme je consomme la surproduction bovine et céréalière. La preuve de notre efficacité, c’est que l’industrie du bœuf connaît une croissance fulgurante depuis la seconde guerre et que le Japon est devenu une puissance incontestée. (De plus, les Japonais aussi consomment du bœuf; donc plus il y a de Japonais, plus on produit de bœuf et plus il y a de bœuf, plus les Japonais prospèrent et se multiplient.) Nous nous sommes parlé pour la première fois lorsqu’un motocycliste s’est fait écraser au coin de la rue, alors que nous observions, parmi les foule des spectateurs, les ambulanciers qui feignaient de réanimer la victime. Chacun de nous a reconnu en l’autre un frère fainéant. Les chèques qu’il reçoit par la poste, d’ailleurs, ont la même couleur que les miens.

Je pourrais aller lui parler. Parfois, nous allons au parc et nous asseyons sur un banc rouillé. Nous nous tenons compagnie, même si nous avons peu de choses à nous dire (les rats aussi se tiennent parfois ensemble, et ils ne se parlent jamais). On jette des miettes aux pigeons et on se sent soulagé.

Je commence à pendre racine sur le balcon. Je pourrais entrer faire le ménage de mon appartement. Je pourrais mettre mon sac de couchage dans mon sac à dos, me rendre au bord de l’autoroute pour faire de l’auto-stop, aller vers une contrée lointaine où je deviendrais un autre homme. Je pourrais mettre de la musique et danser tout seul sur le balcon. Je pourrais prendre les quelques dollars qui me restent et aller les donner à un plus pauvre que moi. Je pourrais aller au coin acheter ce biftèque pour faire mon travail de parasite économique. Je pourrais, aussi, rester sur mon balcon et ne faire absolument rien jusqu’au crépuscule.

Mais il fait trop beau, le soleil est trop brillant pour ne rien faire. Je crois que je vais enlever mes lacets de soulier et les joindre ensemble par un «nœud de pêcheur». Un nœud très solide que j’ai appris dans les scouts, où j’ai fait la promesse solennelle «d’être fidèle à Dieu, à ma patrie, à mes parents, et de faire chaque jour plaisir à quelqu’un». J’attacherai le lacet à la rampe de mon balcon. Je passerai par-dessus le garde-fou (prouvant ainsi que je n’ai pas toute ma tête). Puise me pendrai haut et court et, enfin, réaliserai quelque chose de véritablement utile.