La dame en vert

Comme d’habitude, je ne faisais rien lorsque le téléphone a sonné. «Rien», ça signifie que je regardais la télévision. Il faut bien que des gens confirment les statistiques. Quand on parle des cotes d’écoutes de la télé (2.5 millions, 13%, 25-45 ans, etc.), j’y figure presque toujours et ça me fait un petit velours. Je regardais donc un soap de milieu d’après-midi, l’heure creuse où j’ai un poids sensible dans les statistiques et où ma seule présence devant l’écran sert à fixer le tarif des publicités de savon. Ces publicités, je les regardais aussi, même si je consomme peu de savon, voire pas du tout lors des fins de mois difficiles. Dans l’une d’elle, une dame en vert nous montre un chandail taché de ketchup et, chaque fois, je pense au chandail irrémédiablement taché que je porte lorsque mon seul t-shirt indemne est au lavage (les jours où je peux me payer du détergent). Cette dame est la même qu’il y a treize ans, lorsque j’ai commencé à suivre le soap. Je le sais, puisque que c’est à la même époque que j’ai taché mon chandail – identique au chandail de l’annonce – en voulant mettre du ketchup dans un hot-dog récalcitrant. Tache que je n’ai pu faire disparaître en raison d’une longue pénurie de détergent pour cause de budget crevé – j’avais alors eu une fin de mois difficile qui en avait duré cinq. Les deux chandails sont pareillement tachés à la poitrine et chaque fois que je vois l’annonce, j’imagine que la belle dame va laver mon propre chandail. Bref, comme je le disais, c’est alors que le téléphone a sonné, juste avant que l’on voie pour la troisième fois l’annonce de détergent. Cette publicité passe trois fois par soap, c’est systématique. À chaque fois, j’attends que la dame replace sa mèche de cheveux (juste après qu’on ait vu son mari se faire éclabousser de boue). J’ai déjà fait un calcul sur le verso d’un prospectus publicitaire. Trois fois par épisode, le soap étant diffusé cinq fois par semaines, cinquante deux semaines par année depuis treize ans,

3 X 5 X 52 X 13 = 10 141

plus de dix milles fois (il faut bien soustraire les fois où je pissais), en somme, j’ai regardé la dame en vert replacer sa mèche de cheveux. Dix milles fois, elle m’a dit combien son détergent lave mieux et dix mille fois, ou presque, j’ai pensé à mon propre chandail lorsqu’elle exhibait la tache de ketchup avant que celle-ci, trois secondes plus tard, soit dissoute à jamais.

Le téléphone a sonné, donc, me faisant violemment sursauter. Ça n’arrive pas souvent, par ici. La sonnerie, d’habitude, provient du téléviseur, et c’est un des personnages du soap qui va répondre. Cette fois, c’était chez moi, pas de doute. Ce qui ne voulait pas dire que c’était pour moi. Une fois sur deux, soit dix fois l’an, c’est un faux numéro. Les erreurs, ça survient souvent. Je sais de quoi je parle, puisque j’en suis une.

– Monsieur Laurier?

– Non. (Je le savais!)

– Pardon… Je voulais dire: monsieur …

Là, il a prononcé mon vrai nom. Celui qui est écrit sur mon bulletin de naissance et celui, surtout, qui est écrit sur mes factures d’électricité, mes factures de téléphone et mes factures d’anti-dépresseurs. Lorsqu’on me téléphone, d’habitude, c’est mauvais signe. Dès que j’ai confirmé mon identité sur un ton qui signifiait à quel point j’étais honteux de vivre, l’homme s’est lancé dans un tel discours que j’en suis resté étourdi. Il parlait d’un tas de pays lointains, de gens qui souffraient, de dictatures, de guerre civile et d’injustices. Du coin de l’oeil, je regardais le soap qui recommençait (la dame en vert avait replacé sa mèche pendant que la voix du récepteur me parlait de torture et d’exécutions sommaires, de sorte que l’image d’une poitrine couverte de sang s’est subitement superposée au chandail taché de ketchup, mais la dame en vert, trois secondes plus tard, s’est montrée aussi soulagée que d’habitude devant le chandail immaculé et l’homme a dit un mot comme «atrocités»). Dans le soap, le mari de l’avocate s’apprêtait à révéler à sa mère qu’il avait contracté des dettes terribles dans son passé caché de toxicomane homosexuel. Le monsieur du téléphone me parlait d’un pays dont le nom commence par «C» qui se situe, je crois, en Afrique (près de l’ Honduras?). Même si ce n’était pas un créancier, je comprenais que j’allais bientôt lui devoir quelque chose.

– Que pensez-vous de tout cela, monsieur?

Là, j’ai hésité. J’ai eu la certitude que, peu importe mes efforts, j’allais inévitablement fournir la mauvaise réponse et avoir l’air de ce que je suis: un imbécile. J’ai fugitivement pensé à avouer que je n’avais pas d’opinion, ou à éluder la question en disant une sentence comme «c’est la vie», mais j’ai finalement relancé la balle.

– Qu’est-ce qu’on peut y faire?

Je n’en avais aucune idée, naturellement. J’espérais juste écouter en paix la fin du soap, ainsi que le soap suivant, puis l’émission pour enfants du canal 22, puis le jeu télévisé du canal 4, puis le quiz (quel est le nom, déjà?) où un homme aux cheveux bouclés dit toujours le mot «crotte!», puis le film d’action avec le comédien qui, dans le film de la veille, fumait des gros cigares. Bref, mon agenda était bouclé jusqu’au moins une heure trente du matin. Mais l’homme, ayant appris que je n’ai pas un sou, a décidé que j’avais toutes les qualités requises pour être un bénévole. «Tout ce que vous avez à faire, dit-il, c’est de venir ici pendant trois ou quatre petites heures». Quatre heures! C’est un fou furieux! Il veut ma peau! J’ai voulu raccrocher, mais il allait sûrement rappeler et me faire sentir coupable. Peut-être même avait-il mon adresse! J’ai bégayé quelque chose, un début d’excuse compliquée que, moi-même je ne comprenais pas, mais il s’est montré coriace.

– Monsieur, nous avons besoin de vous. Ne me décevez pas. Votre contribution est essentielle.

Et caetera. J’étais fait comme un rat.

Deux heures plus tard, on me faisait visiter un local enfumé dans le sous-sol d’une église. Il y avait beaucoup de vieux qui utilisaient des mots compliqués et me regardaient d’un drôle d’air. Je n’ai pas vu l’homme du téléphone. Une femme au regard méchant, qui a grimacé lorsque j’ai dit que j’aimais les films de guerre, m’a mené à une grande table bancale surchargée de paperasse. Un vieux barbu ayant une longue cicatrice sur la joue y griffonnait frénétiquement des bouts de papier. Il m’a expliqué que ces lettres visaient à faire libérer des prisonniers politiques. Il y avait une multitude de photographies épinglées sur les murs. Je me doutais bien, devant sa voix importante, qu’il serait fâché si je lui avais demandé ce qu’est un «prisonnier politique». Il m’a dit qu’il fallait envoyer le plus de lettres possibles, signées par un tas de gens, et qu’il y avait même eu quarante-trois mille lettres pour un prisonnier au S… (un nom qui finissait en «y»). À mon avis, une seule lettre aurait bien suffi – ou même un petit coup de téléphone. Il m’a donné une cigarette, puis m’a expliqué comment je devais procéder. Je prenais une lettre dans la pile de gauche, je la signais, puis je la déposais sur la pile de droite. Je n’avais pas fumé une vraie cigarette – si savoureuse – depuis longtemps, confectionnant les miennes avec du tabac médiocre que j’achète en feuilles, faute d’argent pour acheter du tabac coupé.

Je me suis assis et j’ai commencé à signer. Ces prisonniers politiques ont tous de drôles de noms et habitent des pays bizarres dont on n’entend jamais parler à la télé. Je prenais, je signais, je déposais, je prenais, je signais, je déposais. À la huitième lettre, je me sentais déjà épuisé et, regardant avec appréhension la pile qui devait être liquidée avant que je parte, puis l’aiguille de l’horloge qui n’avait pas bougé d’un poil, j’ai pensé avec regret au film du canal 12. J’ai ri très fort en voyant qu’un des «prisonniers politiques» se prénommait Jésus. Le vieux barbu, l’œil noir, a parlé de «décence élémentaire». Une bouffée de colère m’a saisi. Bénévole mon œil! Je suis pratiquement forcé de signer sans cesse des lettres que je ne comprends pas, sans même être payé! Je me fais exploiter comme un… comme un… comme un prisonnier politique, tiens!

La femme aux yeux méchants a déposé une feuille sur la table. «C’est la liste», a dit l’homme. «Il faut comparer le nom de chaque lettre à ceux qui apparaissent sur la liste. Si le nom du prisonnier y est, on jette la lettre dans la boîte de carton sans la signer. Ce sont les prisonniers qui ont été exécutés.» Pourquoi? ai-je demandé sous le coup de la surprise. «Parce qu’ils dérangeaient trop». J’étais contrarié, comprenant que le travail, à cause de cette liste, serait infiniment plus long, d’autant plus que j’ai tendance à m’égarer dans les listes alphabétiques. Je suis prisonnier, pensais-je. Demain, puis après-demain, ils vont encore m’appeler et m’obliger à signer des tonnes de papier. Je ne pourrai plus regarder mes soap, mes jeux télévisés, mes publicités, mes films. Ma vie sera un calvaire. Levant les yeux vers le ciel (à la manière des martyrs), j’ai vu la photo de la dame en vert. Je me suis levé, ahuri. Elle était là, parmi toutes les photos épinglées. «C’est elle!» me suis-je écrié si fort que la vingtaine de personnes qui peuplait la salle a sursauté. «C’est la femme de l’annonce de savon!». On me regardait avec insistance. «Mais non, idiot, dit méchamment la femme aux yeux méchants, c’est Ernestina Gommez (ou quelque chose comme ça)». Elle m’a fait asseoir et a parlé très vite. J’ai compris que la femme de la photo était une sorte d’héroïne et que moi, en comparaison, j’équivalais à une merde puante. Dans le pays de cette femme, il y avait de la torture, des famines, du café, des maladies terribles, des femmes, des injustices, etc. Les enfants y travaillent douze heures par jour dès l’âge de huit ans, dit-elle avant de me tourner le dos. Et ceux qui «osent parler» se font exécuter. Moi, pensais-je sous le regard méprisant de tous les vieux, je ne me ferais sûrement pas exécuter. Je me fais insulter gratis et je reste là comme un con sans dire un mot. Par vengeance, je me suis mis à signer sous un faux nom: Speedy Gonzalez. Ça leur apprendra! Quand le vieux barbu était très concentré, je faisais parfois un petit dessin obscène sur la lettre. Ou je signais une missive concernant un prisonnier déjà exécuté.

Au bout d’une heure, j’avais le poignet en compote. Parfois, je cherchais un nom sur la liste, mais devant tous les signes empilés les uns sur les autres qui dansaient sous mes yeux, j’avais un blanc de mémoire et tout était à recommencer. Je me disais: «si c’est ça, travailler, j’aime mieux crever de faim». J’ai levé les yeux vers les photographies et, cette fois, la ressemblance m’a paru trop frappante. Je suis allé détailler le portrait. Le nom de son pays, le V…, je l’avais déjà vu quelque part. Made in…. Le chandail taché! Mon chandail taché avait été fabriqué dans le pays de la dame en vert! Par des enfants esclaves! Je me suis mis à rire de nervosité devant la photo.Tous les «bénévoles» ont arrêté de griffonner. Une vieille chuchotait quelque chose à la femme aux yeux méchants. Celle-ci s’est approchée et m’a dit que je pouvais entrer chez moi, que j’avais l’air fatigué, qu’ils allaient m’appeler une autre fois. Mais lorsque le téléphone a sonné, trois semaines plus tard, je n’ai pas répondu. Peut-être était-ce d’ailleurs un mauvais numéro.

En rentrant, j’avais les larmes aux yeux tant j’étais euphorique. J’ai allumé le téléviseur et j’ai donné un baiser à la présentatrice de «drôle de vidéo» sur l’écran qui est resté mouillé quelques minutes. Comme si je n’avais pas regardé la télévision pendant des semaines. Fini à jamais, le bénévolat! Fini la prison! Pour me rattraper, j’ai regardé des films (cotés 6) toute la nuit.

Le lendemain, épuisé mais heureux, j’étais au poste pour le soap. Tout était normal pendant les premières minutes. Tout. Au bout d’un certain temps, cependant, j’ai eu une sorte d’inquiétude. À la fin, l’inquiétude était devenue de l’angoisse sans que je sache pourquoi. Puis j’ai compris. La publicité de détergent! Je ne l’avais pas vue. Ils ont remplacé le message où l’on voyait la femme en vert et mon chandail taché de sang.

Les salauds! Les ordures! Pas de doute, me suis-je dit, ils l’ont exécutée!

Raphaël Perdu

(Denis Sauvé)

7539-A Christophe-Colomb

Montréal, Qc

H2R 2S8