Nuit de la poésie
Soudain, me voila englué dans une obscurité opaque comme du goudron. Les calorifères et les transformateurs se sont asphyxiés, le compresseur du frigo a toussé une dernière fois, l’horloge au quartz est paralysée. Tous les appareils se sont étouffés, faute de courant, juste au moment où l’hélicoptère de John Steel – super héros du canal 11 – volait vers d’infâmes terroristes. Il ne reste qu’un silence énervant, sans le grésillement familier du flux électrique réchauffant les murs.

Je me précipite vers les bougies, renversant du coup deux objets lourds et écrasant une chose molle ‒ ce qu’il peut faire noir! Le briquet me brûle les doigts, puis j’allume quatre bougies que je place sur la table à manger pliante déjà encombrée de déchets. Un cercle de lumière dessine des ombres tremblotantes.
J’ouvre une huitième bouteille de bière pour arroser mes chips, mais sans John Steel, tout ça n’a plus aucun sens. J’ai peur que l’écran cathodique, affreusement éteint, ne m’accueille plus jamais.
Je me fouille le nez à la recherche d’une crotte à extraire, mais ne pèche rien. Je tambourine sur la table pour meubler le silence d’un toc toc toc. J’irais bien dormir, mais je n’ai pas sommeil. Je mangerais quelque chose, aussi, si mon ventre n’était pas rempli de bière, de chips, d’arachides et de macaroni au simili-fromage.
J’allume une cigarette et je regarde les volutes de fumée qui s’entrelacent et s’éparpillent. J’éteins et, ne trouvant rien d’autre à faire, j’en allume une autre. Dehors, il fait beaucoup trop froid et trop noir.
Que faisaient-ils, dans l’ancien temps, sans électricité? Sans rien? La seule réponse qui surgit est une image couleur, souvenir ou invention, d’un barbu en costume d’époque (Moyen Âge? Antiquité? Dix-neuvième siècle?) qui manipule une plume blanche sous la lueur d’une bougie. Tiens, me dis-je, je vais griffonner quelque chose, moi aussi!
Un poème, par exemple.
Comme dans l’ancien temps. Un poème comportant des rimes, des pieds et des mots rares. Et même de la beauté. J’ai déjà ma page: le verso vierge d’un prospectus de pizzeria. Et j’ai mon stylo bic. Il ne manque que la poésie. Je commence par un mot grandiose:
Le cosmos
Non, ce n’est pas ça. Pas exactement. Ce mot-là me fait trop penser à la télésérie de science-fiction du canal 5. Essayons un autre mot:
Le cosmos le monde
L’univers
L’univers. Voici un beau mot de poème. Déjà, c’est presque un poème à lui tout seul. Mais je me demande si l’univers est plus grand que le monde, ou si c’est l’inverse. J’irais bien vérifier dans le dictionnaire, mais je l’ai échangé en avril dernier contre des cigarettes. Je verrai plus tard lequel des deux convient le mieux aux autres mots. Si j’écris des vers de treize pieds, par exemple, je pourrais avoir besoin de raccourcir ou d’allonger mon premier mot, et le monde est plus court d’un pied si on ne prononce pas le e. D’une certaine façon, le monde est donc plus petit que l’univers. Je pourrais peut-être essayer de dire ça poétiquement. J’ajouterai au moins un adjectif ou un adverbe pour souligner à quel point l’univers est, tout de même, quelque chose d’important. Il ne faudrait pas qu’on le confonde avec n’importe quoi.
Le cosmos le monde
L’univers est plus grand que infini grandiloquent est plus infiniment plus grand
Je réfléchis quelques minutes en suçant mon stylo. Il y a déjà trop de pieds (sans me compter). À bien y penser, aussi, je ne trouve plus la comparaison très pertinente. Il faudrait que je trouve autre chose à dire. Et d’abord, qu’est-ce que l’univers, à part un tas d’étoiles qu’on voit à la télévision et, parfois, dans le ciel? C’est un mot comme un autre, comme pyjama, triangle, fromage ou marmotte. J’ai déjà vu un pyjama et un triangle; tandis que l’univers, j’en ai seulement entendu parler deux ou trois fois. Peut-être qu’un spécialiste pourrait écrire en connaissance de cause. Ignorant en la matière, je ne pourrais qu’évoquer son mystère (les poètes ne servent-ils pas à «évoquer»?). Je me demande quelques instants où je pourrais insérer le mot mystère; mais si j’écris ce mot, me dis-je, ça ne sera plus mystérieux du tout. Je décapsule une bouteille et médite la question. Trouvons plutôt une façon de suggérer le mystère à l’aide d’une comparaison. À quoi pourrais-je comparer une chose aussi floue que l’univers? Un océan? Une usine en ruines? La peau d’une jeune fille asthmatique? Un pamplemousse?… Non… Je pourrais cependant inclure un mot énigmatique, dont la seule présence dans le poème serait si inopinée que, par ricochet, l’idée même de l’univers deviendrait mystérieuse.
Le cosmos le monde
L’univers est plus grand que infini grandiloquent est plus infiniment plus grand
L’univers (hôtel vacant pizza) hot dog)
Insectarium infini
Sublime! Je ris tout seul entre les quatre bougies alors que s’alignent tant de mots étranges. L’univers paraît beaucoup plus qu’un simple univers, maintenant. Continuons vite!
Le cosmos le monde
L’univers est plus grand que infini grandiloquent est plus infiniment plus grand
L’univers (hôtel vacant pizza) hot dog)
Insectarium infini stétoscope d’un viaduc mégalomane
Patate assassinée massivement
Ordure du cercle fraude orange sous cette poussière
inconcevable proximité bleue
ville bidon bidonville
Gibier épinglé vivant,
Je tremble d’exaltation. Est-ce l’inspiration? Peut-être suis-je un poète inconnu de moi-même, maudit par ma paresse. Une sorte de Victor Hugo au chômage.
Toutes ces années, j’ai peut-être raté mon destin en demeurant à l’état végétatif devant la télévision. Mais mon heure est venue. Je serai un artiste, deux fois plus humain que les autres! Je saisis un dépliant publicitaire de l’église paroissiale («Jésus est votre sauveur») et, au verso, commence un autre poème.
Moi Je Le Poète
Moi
Enfin la vie se rév
aube salutaire
Ô toi lecteur qui me donne vie et qui
esp moi je voudrais tant
Superbe orage cailloux absurde publicitaire forage
je
sortir de l’ombre douloureuse pour qu’enfin la
la vie
La vie La v