Entrevue d’embauche
– Ici Robert Martin, me dit la voix à l’autre bout du fil. Je suis ton agent de réinsertion sociale et de soutien à l’employabilité.
Je tentai de chasser au plus vite la brume du sommeil. Par la fenêtre, on voyait une chose orange qui flottait à côté du dépotoir. Sans doute était-ce le soleil qui allait se coucher d’une minute à l’autre dans les ordures. Il était 16h15, le magnétoscope précisait la date du 3 janvier, le thermomètre devait encore stagner dans les –15 et mon quotient intellectuel ne devait pas dépasser 70.
– Quoi? fis-je
– T’as une entrevue demain. C’est dans le quartier industriel. Pour un poste de répartiteur téléphonique au salaire minimum.
– Ah. Une entrevue? Pour un emploi? Moi? Je ne suis pas sûr que…
– Si tu n’y vas pas, on ne t’enverra plus jamais de chèque. Notre ordinateur indique que tu peux travailler, et il ne se trompe jamais. Et tu dois montrer de la motivation à travailler. C’est dans la loi. Si tu n’es pas motivé, on coupe tes chèques. Alors, si jamais l’employeur nous dit que tu as semblé de mauvaise foi, tu finiras dans la rue avec les clochards et les rats. T’as compris?
Je regardai mon rat domestique, obèse, qui grignotait une croûte de pizza à demi-moisie dans un coin de la pièce. Après 8 mois d’un tel régime, il serait sans doute incapable de se réadapter à la vie sauvage. Moi non plus d’ailleurs. Je plongeai l’index dans mon oreille pour voir si l’on pouvait y récolter un peu de cérumen séchée.
– Je serais obligé de travailler?
La panique me gagna. J’anticipai soudain la colère de mon agent et, pour tempérer, j’ajoutai aussitôt :
– Mais si je ne conviens pas à l’emploi? Si je n’ai pas les compétences?
De toute manière, pensai-je, il y a une chance sur deux millions que je sois compétent pour quoi que ce soit.
– Ce sera parfait pour toi, dit Robert Martin. Tu devras répondre au téléphone à des appels de ratés. Des ratés, comme toi, tu comprends? Tu n’auras qu’à les classer selon qu’ils sont un peu ratés, beaucoup ratés ou infiniment ratés, puis du dirigera les communications en conséquences. Même un chien pourrait faire un tel boulot.
– Je ne comprends pas, dis en espérant soudain qu’une telle réponse décourage définitivement mon agent.
– Mais si, mais si. Tu vas gentiment obtenir ce job, j’aurai un nom de moins sur la liste des faignants, on me donnera une promotion et tout le monde sera content. Si tu n’as pas l’emploi, par contre, je serai fâché, je n’aurai pas la promotion et on coupera peut-être ton chèque. C’est clair, ça?
– Oui, mais…
– Voici l’adresse…
Le soleil se coucha pour de bon tandis que je notai l’adresse de l’entreprise. Comble de malheur, l’entrevue était fixée à l’heure même où était diffusée mon téléroman préféré.

* * *
Me voici en plein cœur du quartier industriel. Après avoir emprunté un autobus, le métro et deux autres autobus, accumulant ainsi 25 minutes d’attente et 49 minutes de soubresauts, il m’a fallu marcher une demi-heure sur un boulevard sans trottoir en me faisant sans cesse frôler par des camions à ordures roulant à train d’enfer.
J’attends depuis quarante minutes, face à la réceptionniste, en triturant la cravate à pois ayant appartenu à mon grand-père. La blonde aux yeux froids me jette de temps à autre un regard dédaigneux, jugeant visiblement que ma présence fait tache dans le décor luxueux. C’est vrai que mon visage est moins équilibré que les tableaux suspendus au mur, que mes mains sont moins propres que la moquette et que, tout compte fait, je suis moins utile que le fauteuil dans lequel j’ai osé m’asseoir.
Au fond, me dis-je, je m’habituerais sans doute au statut de clochard. Je me trouverai un petit coin de trottoir tranquille et je regarderai passer la vie des autres. On me donnera quelques pièces avec lesquelles je pourrai parfois acheter du tabac. Le reste du temps, je fumerai les mégots des autres. Le soir venu, j’irai manger à la soupe populaire et je dormirai dans un refuge, couché à même le sol de ciment. Ma plus grande souffrance sera la privation du téléviseur.
Le téléphone sonne et la secrétaire répond en me fixant, dégoûtée.
– C’est à vous, dit-elle.
Je la suis dans un corridor en me demandant pourquoi les êtres humains ont inventé des chignons aussi compliqués. Nous passons à travers une grande salle emplie de centaines de personnes qui parlent dans de petits micros fixés à leur tête. La secrétaire ouvre une porte capitonnée de cuir et je demeure figé devant une table de chêne derrière laquelle cinq paires d’yeux me fixent en silence : deux femmes en tailleur gris, un homme en costume noir, un homme en gris et une femme en noir. Ils ont la peau blême comme s’ils siégeaient à un tribunal souterrain depuis trente ans. Trois d’entre eux fixent les pois de ma cravate.
– Cher monsieur…, fit l’homme du centre d’une voix inquiétante. Je suis Charles Lepetit-Moyne, président de Lepetit-Moyne-Johnson.
Il écrase ma main froide et moite dans ses grosses phalanges garnies de bagues piquantes. Puis chacun des autres se présente, écrabouillant à leur tour ce qui me reste de doigts.
– Avez-vous déjà pensé au suicide? demande une des femmes en gris.
La question me désarçonne. Je panique. Est-ce une suggestion? Que dois-je répondre pour ne pas obtenir l’emploi? Mes intervieweurs se regardent entre eux puis la femme renchérit :
– C’est tout à fait normal d’y penser, surtout pour les gens comme vous.
– Oui… Non… Peut-être…. Ça dépend de ce que vous entendez, précisément, par « suicide»…
– La pendaison, le métro, le fusil dans la bouche, les artères tranchées ou la surdose de médicament… Il ne faut pas nous mentir, monsieur. Vous pouvez nous le dire. Vous y avez pensé, oui?
– Euh…Oui.
Les cinq personnages notent simultanément quelque chose. Je les observe, plein d’espoir qu’on confirme mon incompétence pour le poste offert. Ils ont tous de jolis stylos qui valent, chacun, plus que toutes mes possessions réunies.
– Très bien, dit la femme, c’est justement à des gens comme vous que vous devrez répondre. Notre entreprise aide les suicidaires en détresse. Nous les écoutons, nous les faisons parler un peu, et ils finissent la plupart du temps par changer d’idée. Notre mission est de transformer les suicidaires en travailleurs acharnés. Nous sommes subventionné par le Ministère du Travail.
– Ah… Mais s’ils n’ont pas d’emploi?
– C’est là, précisément, que votre poste devient important. Nous séparons les suicidaires en trois groupes : ceux qui travaillent, ceux qui sont aptes à travailler et les autres. Vous devrez donc leur demander s’ils ont un emploi. Si oui, vous appuierez sur le bouton 1 et un commis aux suicidaires prendra alors le relais. S’ils répondent non, vous leur demanderez s’ils sont capables de travailler et, le cas échéant, vous appuierez sur le bouton 2 et un commis leur répondra lorsqu’il aura du temps, dans un délai maximal de quatre heures. Ceux-à sont en priorité secondaire. S’il est inapte à travailler, cependant, vous appuierez sur le troisième bouton. C’est la seule chose que vous aurez à faire.
– Et après avoir posé ces questions, qu’est-ce que je leur dis?
– Rien. Vous leur demandez d’attendre et vous appuyez sur le bon bouton. Il ne faut surtout pas les écouter. Si vous commencez à les écouter, ça n’en finit plus et vous perdez des appels. Il faut aller le plus vite possible.
– Et ceux qui sont en priorité 3, qu’est-ce qui leur arrive?
– Ils attendent indéfiniment. Ceux-là sont des inutiles. Le Ministère a un budget limité; il y a la colonne des revenus et la colonne des dépenses. Les actuaires ont fait des calculs et ils ont découvert que le gouvernement épargne des dizaines de millions en ne s’occupant plus des suicidaires non productifs. En fait, nos subventions sont inversées pour les cas de catégorie 3. Nous sommes payés lorsqu’ils décident de se tuer. En ne répondant pas à leurs appels, on fait d’une pierre deux coups : on épargne sur le salaire de nos commis et on augmente le désespoir des client qui décident généralement d’en finir plus vite… Mais on s’éloigne du sujet… Savez-vous lire, monsieur…?
– Oui, dis-je fièrement, comme si j’affirmais pouvoir construire un réacteur nucléaire les yeux fermés.
– Bien. Alors, vous pourrez lire notre feuillet d’instruction et différencier les trois boutons à enfoncer. Avez-vous déjà répondu au téléphone?
– Oui.
Les cinq jurés notent simultanément quelque chose avec leurs stylos de luxe.
– Avez-vous déjà appuyé sur un bouton?
– Oui.
Nouveau crissement de stylos.
– Si vous voulez savoir si quelqu’un travaille, quelle question lui poseriez-vous?
– Je dirais : « travaillez-vous ?»
Les jurés notent quelque chose en hochant la tête d’un air approbatif. C’est mauvais signe.
– Et si vous voulez savoir si quelqu’un peut travailler?
– Je lui demanderais : « Êtes-vous capable de travailler ?»
– Combien font 1 + 2 ?
– 3
– Bien. D’après vous, seriez-vous capable de faire ce travail?
Des sueurs froides me coulent sous les bras. J’ai envie de m’enfuir. Je suis fini. Si je dis non, ne me paiera plus jamais pour ne rien faire. Mais si je répond par l’affirmative, ce sera l’enfer : travailler tous les jours, toutes les semaines, travailler jusqu’à ce que je meure du cancer.
– Moui, dis-je.
– Et pourquoi, fait le Président, seriez-vous capable de le faire?
– Euh… Je ne sais pas.
Les stylos restent suspendus. On attend une suite. J’hasarde un complément.
– … parce que je suis capable…
– Ah. Vous êtes capables? Alors, pourquoi devions-nous vous choisir, vous, plutôt qu’un autre candidat?
– Euh… je ne sais pas. Pourriez-vous répéter la question?
Pendant que le Président se répète, je fais un effort pour trouver une réponse. Mais je dois forcer des mauvais muscles, car mon esprit demeure aussi vide qu’un œuf de pâque et c’est mon ventre qui réagit, se gonflant de gaz intestinaux pressés de s’échapper. Quelques secondes de silence s’écoulent et je me sens toujours aussi vide d’idée. Il faut que je parle.
– Parce que, dis-je.
Les yeux s’écarquillent. Je garde la bouche ouverte comme si la phrase allait continuer.
– euuuuuu…..
«Ne coupez pas mon tchèque !» ai-je envie de hurler. Mais il faut trouver autre chose. Je dois me montrer de « bonne foi ».
– … parce que j’ai déjà eu envie de me suicider, dis-je dans un soudain élan d’inspiration.
– Oui. Et alors?
– Je comprends ce que c’est, un suicidaire, et je pourrai donc aider les gens en connaissance de cause.
– Vous croyez? Pourquoi?
– Parce que j’ai déjà été suicidaire.
Merde! Je tourne en rond! Qu’est-ce que je dois dire?
– Quelle est votre expérience de travail? demande la femme en gris.
– Aucune.
– Aucune? Vous voulez dire que vous n’avez jamais travaillé? Pourquoi?
– Parce que je n’ai pas eu l’occasion, dis-je en me retenant d’ajouter que je n’ai jamais eu l’envie.
– Avez-vous fait du bénévolat?
– Non.
– Donc, vous n’avez jamais rien fait d’utile à la société?
– Oui, dis-je. Je consomme. Il paraît que les consommateurs sont essentiels à notre économie.
– Ah? Vous croyez? Et pourquoi, croyez-vous, méritez vous de ne pas avoir besoin de travailler?
– Je ne sais pas…
– Qu’avez-vous fait de votre vie? Avez-vous fait au moins une chose, une toute petite chose de bon?
Cette fois, c’est le désert. Le Sahara de l’inspiration. Je suis si tendu que je ne me souviens plus de mon nom. Je ne comprends même plus le sens de la question.
– Et pourquoi, d’après-vous, engagerions-nous quelqu’un qui n’a jamais travaillé de sa vie?
– Mais il faut bien que je commence un jour, non?
– Commencer quoi? éclate le Président. Vous êtes bon à rien. Vous n’avez rien fait de votre vie. Vous ne servez à rien. C’est évident que vous êtes inaptes à quoi que ce soit – et que vous êtes incapable de travailler.
– Non, dis-je, je…
– Pourquoi vivez-vous? Quel est le sens de votre vie?
– Euh… Je ne sais pas. Je…
– C’est bien ce que je croyais. Votre vie n’a aucun sens. Dans ce cas, pourquoi méritez-vous de travailler? Et pourquoi méritez-vous de ne pas travailler? En d’autres mots, pourquoi méritez-vous de vivre?
Je vais pleurer. Mais mains tremblent. Je n’ai rien à rétorquer à ce constat évident : je suis de trop dans l’univers. Mais je pense à mes chèques et, en désespoir de cause, je dis :
– Parce que je veux travailler! Je veux vivre pour travailler!
– Et pourquoi travaillerez-vous?
– Euh… pour vivre?
– Bien. Voilà qui termine notre entrevue. Nous vous remercions, monsieur. Si votre candidature est retenue, nous vous contacterons la semaine prochaine.
– Ah…
Quelqu’un me mène à la porte et je parcours les couloirs dans un état second. J’enfile mon manteau et je salue la réceptionniste qui m’ignore ostensiblement. En sortant du bâtiment, je suis fouetté par un blizzard chargé de flocons acérés. Que diront-ils à mon «agent d’employabilité » ? Comment aurais-je pu mieux répondre?
Sur le boulevard, un camion d’ordure est stoppé et un homme en bleu de travail me regarde approcher comme s’il m’attendait, moi, pour finir sa tâche.