L’œil

Non. Je ne voulais surtout pas voir Dieu. La mystique, c’est pour les saints, les moines et les psychotiques. Pas pour les tarés de mon espèce. Mon destin serait plutôt de piétiner les sentiers battus et rebattus, ingurgiter de l’imaginaire industriel et dissiper mes dollars en produits de consommation.

Ce soir-la, je voulais simplement boire ma bière en regardant les spots publicitaires de la télévision. Pas comprendre le sens du monde, voir l’infinité de l’univers, saisir l’unité de toutes les choses et — comme si ça ne suffisait pas — rencontrer la Divinité! Je n’avais pas encaissé mon chèque de chômage tout neuf et acheté de la bière de qualité, de la bonne bière de début du mois, pour me taper une illumination à la con!

Jusqu’à la neuvième bière, les choses allaient pourtant bien. Je rotais allègrement. Entre les publicités, une avocate aux longues jambes montait parfois des escaliers dans une vague intrigue judiciaire et je me caressais distraitement l’entrejambe en prévision d’une séance de masturbation terminale — laquelle précéderait tout juste l’hymne national, la fermeture de la station de télévision et un profond sommeil riche en alcool. Je zappais parfois machinalement entre un documentaire sur des terroristes libanais et un match de lutte féminine dans la boue. Le canal 8 diffusait une table ronde sur l’homosexualité des handicapés mentaux tandis qu’au canal 18, les personnages d’une sitcom bavardaient dans leur salon sous une avalanche de rires en boîte.

J’avais donc une belle soirée en route. Il y avait de la bière plein le frigo, des inanités débordant des 27 chaînes télé, des chips à saveur d’oignon et une toilette presque propre pour pisser à volonté.

Tout a basculé lorsque je décapsulai ma huitième bouteille. Tout d’un coup, comme si j’avais atteint un seuil critique, mon cerveau se mit à faire quelque chose. Des sortes de disjonctions s’y produisirent. Ça m’étais déjà arrivé, à l’adolescence, lorsque j’avais toute ma vie de chômeur devant moi. Des zébrures électriques traversaient ma tête et de drôles de phénomènes en résultaient : des images, des sons et même des suites de mots. C’était fait  un indubitable: je pensais!

Je regardai autour de moi d’un air étonné : le téléviseur au son trop fort, les murs crasseux, le plancher grisâtre, les assiettes souillées empilées sur le comptoir, ma main qui tenait la télécommande et mon autre main qui soutenait la bouteille. Une formidable sensation d’étrangeté me suggéra cette question :

«Qu’est-ce que je fais ici?»

Puis, gâchant davantage l’engourdissement procuré par l’alcool, je me demandai pourquoi j’étais seul, à 32 ans, un samedi soir, au cœur d’une banlieue pauvre d’une ville insignifiante de l’Amérique du Nord, au fin fond d’une galaxie dont tout le monde se foutait, indigne successeur de singes ayant eu la malencontreuse idée de se tenir debout pour mieux attraper des fruits. D’idée en idée, d’une question à l’autre, je me demandai enfin:

«Qui suis-je?»

puis : «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?»

Et je combinai ces deux questions : «Pourquoi suis-je plutôt que rien? Pourquoi suis-je quelque chose? Suis-je quelque chose? Suis-je? Pourquoi?»

Je calai ma bière dans l’espoir d’y noyer les interrogations. Un homme heureux pilotait une voiture neuve dans le désert, sur fond de musique techno, tandis qu’une voix parlait de briser des barrières. Mon pouce fit un geste et je sursautai en voyant l’écran s’éteindre. Sans réfléchir, comme par réflexe, je venais me couper du reste de l’univers.

Il y avait bien une petit étoile scintillante, de l’autre côté de la fenêtre crasseuse, mais ce n’était pas une étoile : c’était le satellite de la télé, abandonné de son plus fidèle disciple. J’écoutai le grésillement de l’électricité courant dans les murs, la chasse d’eau des voisins du dessus, l’engueulade des Italiens de droite et les coups de feu retransmis dans tous les coins de l’immeuble.

Je fis le point de mon existence. Ce qui fut fait en un clin d’œil : j’avais été un enfant insignifiant et cancre mangeant ses crottes de nez, puis un adolescent terne déjà abonné à la télévision, et j’étais devenu chômeur. Mais l’étais-je vraiment devenu? Avant d’exister, je ne faisais sûrement pas grand chose, et je n’avais pas l’intention de travailler après ma mort. Donc, le chômage représentait ma nature éternelle. Ma vie biologique était la matérialisation momentanée d’une fainéantise infinie, d’une inutilité cosmique, d’un vide abyssal sans doute aussi nécessaire aux grandeurs de l’univers que l’anti-matière est indispensable à la matière.

Je pouvais ainsi penser que mon inutilité avait une portée transcendantale. En moi, l’univers entier reflétait tout son non-sens. Copernic, Platon, Einstein, Plank, Démocrite, Descarte, tous les savants entassés dans les encyclopédies avaient échafaudé de jolies théories pour montrer que des lois gouvernent le monde, qu’il y a une logique sous-jacente et des liens entre les phénomènes. Tous chantaient la puissance de la pensée humaine déchiffrant les mystères grandioses du monde. C’étaient des esprits admirables et admirés. En contrepartie, j’étais une chose méprisable, sans intelligence et sans aucune curiosité — sauf pour quelques téléromans financés des fabricants de bière et d’auto. Mais contrairement à eux, je voyais maintenant l’absurdité universelle de ce qui existe. Eux, les grands hommes, avaient projeté l’importance qu’ils se donnaient sur l’écran de l’univers environnant. Seul un être conscient de sa propre nullité pouvait saisir la nullité du monde réel.

Je décapsulai une nouvelle bouteille, non sans une ombre de fierté. Moi, l’Insignifiant, je venais de comprendre le (non-) sens du monde. J’avais réussi ce qu’aucun savant ne réussirait jamais. J’étais allé plus loin qu’eux tous, mais à l’envers, sans effort, sans recherche et — surtout — sans génie.

J’avalai une grande gorgée en me demandant quoi faire de cette science.

Le plus simple, compris-je aussitôt, était de n’en rien faire. Je n’avais qu’à rester là, inerte, puis à tout oublier pour replonger dans ma routine de chômeur. L’humanité resterait ignorante de son absolue inutilité, de le futilité du cosmos, et les honnêtes travailleurs qui produisaient mon jus d’orange, ma bière, mes émissions de télévision continueraient à me mépriser sans savoir que j’avais atteint un niveau de conscience métaphysique inaccessible à leurs cerveaux bourrés de préoccupations productives.

Mon illumination atteignit alors une telle densité que je me mis à voir les fils de non-sens, les rayons d’inutilité, l’énergie absurde qui courait entre les choses. Ça allait du téléviseur au divan, du divan au calendrier Hustler (ayant deux ans de retard), du calendrier à la crotte de rat gisant près de la porte, de la crotte à la montagne d’ordures du dépotoir municipal et du dépotoir à un des cheveux de ma tignasse désordonnée, derrière mon oreille droite. Je vis tous ces liens en même temps, des dizaines, des millions, des centaines de milliers de milliards, emplissant l’espace dans une densité énergétique inimaginable.

Je regardai une vieille tache de yogourt sur l’écran du téléviseur et j’y vis le monde entier. J’y vis mon arrière-grand-père qui mangeait de la soupe aux pois, une fourmi écrasée par un sabot de chèvre, une roche glissant sur la pente d’un ravin, un petit nuage s’étiolant dans la nuit au sud de Mexico, quinze cent galaxies, deux grains de sable crissant entre les dents d’un garçon qui pensait à son chien, un bombardement aérien, un lac sans poisson, un parapluie rouge, le reflet infiniment complexe de mon visage sur une bulle de gaz qui montait dans ma bouteille de bière et, dans ce reflet, le reflet de la lumière du soleil reflété par le satellite de la télé et reflété à nouveau par ma pupille dilatée par l’alcool. Il y avait des feuilles d’arbre, des familles de chimpanzé, des chaînes de montagne, des tapis d’étoiles mortes, du vide sidéral, des tonnes de merde, des ondes électromagnétiques pleines de bruits et de messages, des chômeurs à perte de vue, des gazelles apeurées, des amibes vertes, du fer, de l’eau, de l’azote, des électrons et des prisonniers politiques qui ne pensaient à rien.

Et ainsi de suite. Je voyais, dans la tache de yogourt, l’entièreté du réel et de l’irréel. Je venais juste de voir un insecte épuisé qui grattait quelque chose, sous une feuille large comme le ciel, lorsque j’entraperçu, presque par hasard, l’œil de Dieu.

À première vue, ça aurait pu être l’œil de n’importe qui. Ce n’était même pas un bel œil. Brun, terne, il ressemblait à un œil de chômeur ordinaire. Mais il ne regardait rien. Plus précisément, il regardait tout, c’est à dire rien en particulier. Dans cet œil, la tache de yogourt ne représentait qu’une parcelle négligeable d’une infinité d’infinis. Son regard était plus vaste que la mort, plus profond que le néant. Il dégageait une telle impression d’indifférence, un détachement si absolu, que je devins plus petit qu’une merde d’araignée. L’indifférence vaguement dédaigneuse avec laquelle il me regardait, moi parmi l’ensemble des inutilités de la création, semblait me dire : «Tu n’es rien, tu ne vaut rien, mais ce n’est pas grave parce que je m’en fout».

Dieu, pensais-je. C’est Dieu! Et je me sentis fondre comme du beurre dans toute l’insignifiance du monde. J’étais moi et, en même temps, j’étais tout ce qui n’est pas moi : les usines à sandwiches, les cratères de la lune, le vide, les insectes rampants, la tache de yogourt et tout l’univers qui s’y reflétait. Il n’y avait plus de monde, mais seulement une entité, Dieu, qui se regardait du fond d’un ennui illimité.

Mahomet et Bouddha ont dû ressentir quelque chose du genre.

C’est alors qu’une sorte de bulle douloureuse se coinça dans un repli de l’infini, força son passage dans un tube visqueux et éclata dans un bruit sourd. Une fissure déchira l’œil de Dieu et je retombai dans mon corps de chômeur, devant le téléviseur éteint, au milieu de mon salon crasseux en banlieue de nulle part.

Je venais de roter ma bière et, du coup, j’avais chuté sans transition du haut de mon illumination. Il n’y avait plus de Dieu, de correspondance universelle entre les choses, d’énergie cosmique et d’insignifiance absolue. Au lieu d’une indifférence étale, je ressentais maintenant une soif très précise, une bonne soif de chômeur voulant savourer la bière du début du mois.

J’allai pisser et entamai une nouvelle bouteille, sans allumer la télé. Des coups de feu mêlés à des slogans publicitaires éclataient de partout. Allais-je revoir Dieu un jour? Reverrais-je les rayons d’inutilité entre tous les morceaux de l’univers?

L’espace d’une minute, j’eus envie de sortir de chez moi pour prêcher la vérité. Je pensai me rendre dans le métro, par exemple, puis révéler aux passagers leur ultime vérité : ils sont inutiles, le monde tient ensemble par l’énergie du non-sens, Dieu lui même s’en fout et ils feraient mieux de tout abandonner puisqu’ils se rendent nulle part. J’imaginai récolter ainsi une poignée de disciples — trois folles, un ex-prêtre, une toxicomane repentie, des ivrognes sans logis — et prêcher dans toute les stations de métro du pays. Après ma mort, des disciples écriraient l’histoire de ma vie, copiant de large pans des présumés discours de Jésus, et l’on fonderait une secte d’abrutis paresseux qui passeraient leurs journées à se dire qu’ils ne servent à rien. Ils verseraient des gobelets de bière en offrande à leur Messie, moi, l’Inutile d’entre les inutiles.

À la gorgée suivante, je décidai qu’il valait mieux rallumer la télé. Ce voyage mystique m’avait épuisé et je méritais en retour un peu de plaisir facile. Il restait quelques bouteilles dans le frigo et, après tout, la soirée n’étais peut-être pas irrémédiablement foutue.